Année scolaire 1967-1968, j’ai 15 ans. Lycée technique de garçons de La Roche-sur-Yon, classe de seconde A (B3), orientation initiation à l’économie et dactylographie. Dans cette dernière matière, au premier trimestre, l’appréciation est agréable « Bon travail », moins celle du deuxième trimestre « En baisse ». Au troisième trimestre, le lycée technique est en grève... pour cause de Mai 68.
À l’internat, nous portons des blouses grises, mais pas les externes. Lutte des classes symbolique ? Dans le lycée occupé, des élèves font du théâtre. Un professeur de français gréviste nous lit des poèmes d’Arthur Rimbaud, que je découvre alors avec bonheur. Ce professeur se suicidera quelques années plus tard.
Une grande réunion a lieu dans le gymnase de l’établissement, qui regroupe tous les élèves, les enseignants et la direction du lycée. Parmi d’autres revendications, les internes ne veulent plus porter de blouses grises. À la rentrée suivante, leur tenue vestimentaire ne permettra plus de les distinguer des externes. Combat mené, revendication satisfaite. Combat gagné.
Dans ces quelques semaines d’avant l’été 1968, j’aurai découvert deux choses, gravées depuis dans mon esprit, la poésie et le combat possiblement victorieux. Bien sûr, c’est plus tard que me viendra la pleine conscience du sens de ce moment fondateur : la poésie de Rimbaud et le combat symbolique contre l’uniforme gris discriminant. Dès lors marqué, à 15 ans… aux deux fers rouges.
Alors oui, la poésie et le combat !
Année scolaire 1971-1972, j’ai 19 ans. Après une année sabbatique et erratique – où j’ai, pendant quelques jours, déterré des souches d’arbres fruitiers à la pioche, avec un paysan qui commençait ses journées avec quelques verres de rhum ; et où j’ai aussi, durant plus longtemps et avec davantage de plaisir, travaillé chez un disquaire – bienvenue fut la reprise de mon cursus scolaire en classe de terminale philo, au lycée d’État mixte polyvalent de La Roche-sur-Yon. Au programme du bac, le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, une vraie révélation !
Alors oui, le marxisme et le communisme avec Marx et Engels !
J’adhère au Parti communiste français, et j’y resterai 13 ans, jusqu’au 25ᵉ congrès en 1985. Dans l'HLM où j'habite, je vends au porte-à-porte le Programme commun de gouvernement, signé en juillet 1972 entre le Parti communiste français, le Parti socialiste et les Radicaux de gauche. J’achète et je lis le journal l’Humanité, où je découvre de temps à autre, avec délectation, les articles d’un certain Lucien Sève.
En 1975 j’ai 22 ans, et je viens d’obtenir ma licence de sociologie à l’université de Nantes, où Michel Verret – mon autre bon précepteur – a créé, en 1972, le LERSCO (Laboratoire d’Études et de Recherches Sociologiques sur la Classe Ouvrière). En cette année 75, j’achète Marxisme et théorie de la personnalité de Lucien Sève. "4ᵉ édition, 26ᵉ mille", est-il indiqué sur la première de couverture. Ce livre est un choc intellectuel autant qu’un vif plaisir pris à la découverte d’un univers théorique si peu exploré par les marxistes de l’époque. Je l’ai bien travaillé ce livre, il est un peu cassé, retapé aussi, une bibliothécaire amie me l’ayant recouvert d’une solide couverture adhésive transparente.
Dans nos bibliographies d’étudiants d’alors, pourtant proposées par une équipe enseignante solidement marxiste – et même fortement althussérienne – nulle trace de Lucien Sève, pourtant condisciple à l’École normale supérieure et ami de Michel Verret, lequel a publié ses drôlatiques et profonds Dialogues pédagogiques aux Éditions sociales en 1972, maison d’édition dont Lucien Sève était devenu le directeur deux ans plus tôt.
Alors oui, le marxisme et le communisme avec Sève !
Quelques années plus tard…
2018, j’ai 65 ans et, pendant plus de 40 ans, j’ai continué à lire les nouvelles publications de Lucien Sève. Retraité depuis trois ans, je reprends ma vieille idée de l’inviter à Bordeaux pour venir y donner une conférence. Je prends langue avec Chantal Gazzola ; avec quelques anciens auteurs et salariés des Éditions sociales, elles et ils ont créé la nouvelle maison d’édition La Dispute, en 1997. Mais Lucien Sève est trop âgé, me dit-elle – il a 92 ans à l’époque, et il a peiné à se rendre avec elle à la dernière fête de l’Humanité – trop fatigué pour envisager un déplacement jusqu’à Bordeaux.
Je fus triste à cette nouvelle, c’est vrai, et j’aurais pu en rester là. Mais cet homme, que j’avais commencé à lire à l'âge de 19 ans, m’avait offert tellement de choses importantes dans ma vie d’homme et de citoyen, que j’ai eu envie d’essayer de lui rendre un tant soit peu de ce qu’il m’avait apporté, et depuis si longtemps. C’est ainsi que j’ai conçu cette idée, un peu toquée c'est vrai, de contribuer – avec d’autres, bientôt ? – à faire connaître et fructifier l’œuvre de Lucien Sève.
2025, j’ai 72 ans. Mon projet Sève, comme je le nomme, réunit une quinzaine de composantes dont certaines sont maintenant réalisées, comme c’est le cas aujourd’hui avec ce site web.
Alors oui, bonne découverte de L'atelier Lucien Sève !
Gérald MAZAUD