L’œuvre-vie de Lucien Sève

par Gérald MAZAUD

On peut déchirer une feuille de papier de bien des façons ou en faire un origami, mais il est difficile d'imaginer séparer le recto du verso. Ainsi, dans l'œuvre de Lucien Sève sont intimement liés, tout au long de sa vie, travail théorique et engagement citoyen.

Même au plus rigoureux de la recherche érudite, la réflexion est mise en œuvre pour instruire l'action transformatrice. Penser au plus radical, pour agir au plus efficient...

Le passage métaphorique de la 2D de l’auteur à la 3D de l’œuvre, s’il a des allures d'oxymore géométrique, ne relève pas pour autant d'une contradiction biographique. Cette image de la 3D exprime simplement les trois dimensions fondamentales de l’œuvre de Lucien Sève, les trois domaines thématiques explorés par l’auteur dans la longue durée, « les trois champs de recherche que j’aurai sillonnés toute ma vie, ceux de la personnalité biographique, de la dialectique matérialiste et du communisme effectif. », comme Lucien Sève les définit lui-même à la fin de sa vie 1dans le livre Avec Marx, philosophie et politique, p. 161. Livre d’entretiens, avec Alain Badiou, Etienne Balibar, Jacques Bidet, Michael Löwy, Lucien Sève, sous la direction d’Alexis Cukier et Isabelle Garo ; La Dispute, 2019.

Ces trois champs de recherche, qui embrassent toute une existence intellectuelle, Lucien Sève les aura approfondis à nouveaux frais dans les quinze dernières années de sa vie, de 2004 à 2020, dans ce qu’il nomme sa « seconde œuvre », publiée sous le titre générique de Penser avec Marx aujourd’hui. Seconde œuvre qui se présente ainsi : tome 1 Marx et nous (2004) ; tome 2 « L’homme » ? (2008) ; tome 3 « La philosophie » ? (2014) ; tome 4 « Le communisme » ? (premier volume en 2019 ; second volume, posthume, en 2021).

Avec ces quatre tomes en cinq volumes, il faudrait donc parler, au sens strict, d’une pentalogie, une seconde œuvre en cinq volets. Néanmoins, l’usage fait qu’on parle de la tétralogie de Lucien Sève, terminologie adoptée du vivant de l’auteur après la publication des quatre premiers volumes, usage qui donne cependant une image faussée de la réalité des trois grands domaines théoriques de l’œuvre 2Interrogé sur ce point : « Pourrais-tu me rappeler en deux phrases pour quelle(s) raison(s) Lucien avait regretté (...) d’avoir inclus Marx et nous dans sa quadrilogie ? », Jean Sève nous a répondu : « Ce que je t’ai dit sur le tome I, c’est que finalement (selon lui) ce volume ne se justifiait pas… après coup. Il se demandait ce que cela avait finalement apporté : pas grand-chose. Il est probablement un coup d’essai avant de se lancer dans le tome 2. Cela lui a permis peut-être et probablement de clarifier ce qu’il avait encore à faire, ayant parfaitement conscience de l’immensité du travail à venir. » [Témoignage recueilli par Gérald Mazaud auprès de Jean Sève par courriel du 12 décembre 2022]

Car, à bien suivre l’auteur, qui caractérise ainsi les trois chantiers théoriques travaillés sur la longue durée, les lecteurs se retrouvent de fait devant une trilogie, puisque personnalité biographique, dialectique matérialiste et communisme effectif sont « les trois champs de recherche que j’aurai sillonnés toute ma vie » 3Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y aurait pas à mener – par exemple sur la base du premier volume Marx et nous, même s'il ne constitue pas un domaine théorique en tant que tel – une étude spécifique sur la méthode de travail sèvienne et son style d’écriture : la connaissance encyclopédique de l'œuvre marxienne ; la rigueur dans la lecture du texte marxien ; le souci constant de travailler à partir de traductions fiables ou de retraductions faites par ses soins ; la documentation servant aux développements analytiques ; l'exactitude des citations et leur référencement rigoureux ; le style d’écriture sèvien ; la bienveillance ou parfois la sévérité sèviennes dans les jugements exprimés…

Cette trilogie se trouve d’ailleurs mise en scène de façon rigoureuse dans les trois titres phares adoptés pour cette seconde œuvre : « L’homme » ?, « La philosophie » ?, « Le communisme » ? Pour renforcer la cohérence de l’ensemble, l’auteur a choisi trois substantifs – homme, philosophie, communisme – orthographiés chacun avec une minuscule initiale, L’homme et non pas L’Homme. Chaque substantif est encadré par des guillemets qui indiquent la volonté d'une première mise à distance du terme choisi, lesquels guillemets sont suivis dans les trois cas d’un même point d’interrogation, suggérant ainsi une seconde mise à distance de l’objet étudié. Agencement tant graphique que sémantique, cette typographie, identique pour les trois titres choisis, indique à elle seule la force et la cohérence des trois domaines théoriques de l'œuvre.

La découverte initiale de Lucien Sève, faite en travaillant à la rédaction de Marxisme et théorie de la personnalité (1969), est celle de l'importance décisive de la sixième thèse de Marx sur Feuerbach, point de départ pour l'élaboration d'une anthropologie théorique adossée à l'œuvre de Marx :
« L'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité c'est l'ensemble des rapports sociaux. » Cette invention philosophique magistrale d'un jeune Marx de 27 ans renvoie ainsi dans les cordes, en 1845, la vieille conception métaphysique d'une nature humaine immuable et anhistorique, qui serait inhérente à chaque individu singulier.

Le philosophe attire notre attention sur l’importance et la signification anthropologique de la catégorie d’essence chez Marx 4Voilà comment Sève définit pour lui-même la catégorie d'essence, dans sa plus grande extension : « En cette toute nouvelle acception [marxienne ; note de GM], l’essence est, au sens le plus pratique du verbe, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est : elle n’est pas idéelle mais matérielle (au sens où la matérialité ne se réduit pas du tout à la chosalité) ; elle n’est pas interne à la chose prise à part mais originairement externe, renvoyant toujours en dehors d’elle au monde dont elle provient (ce qui ne l’empêche pas de s’intérioriser dans la chose même) ; elle n’est pas invariante mais radicalement historique (l’historique n’excluant pas la durable stationnarité relative) ; elle n’a pas du tout en elle-même la forme des singuliers dont elle est l’essence (mais elle peut à l’occasion se concrétiser en des universels singuliers à leur ressemblance) ; elle n’a pas la belle simplicité de l’Idée mais toute l’accidentalité du factuel (où niche aussi du nécessaire). Elle n’a donc en somme plus rien de commun avec l’essence de la millénaire tradition métaphysique – excepté ceci qui justifie amplement l’appellation continuée d'essence pour un contenu aussi inédit : l’ensemble des rapports producteurs de la chose est précisément la réalité explicative de ses propres que vise sans pouvoir s’en saisir la catégorie traditionnelle d’essence. Cette catégorie marxienne est ainsi, pour le dire en paraphrasant une phrase connue de Marx, la vérité enfin trouvée de l’essence. » « L’homme » ? p. 72.​, et propose lui-même la nouvelle catégorie d’excentration sociale de l’essence humaine, conception qui procède logiquement de l'énoncé de la sixième thèse sur Feuerbach.

Mais si « l'ensemble des rapports sociaux » spécifie bien la catégorie d'essence humaine, qu'en est-il alors des individus concrets ?

Sève affine son approche du sujet individuel par une réflexion sur les catégories philosophiques d’universel, de particulier et de singulier : « ... universel est ce qui vaut pour la totalité d'une classe d'objets sans exception, particulier, pour une partie de cette classe, singulier, pour un objet unique. » 5« La philosophie » ? p. 198, notant que « L'apport de Marx est considérable à cette idée aussi féconde que paradoxale d'une science du singulier, alors que selon Aristote il ne peut y avoir science que de l'universel. De la cosmologie à l'histoire, en passant par la biologie de l'évolution, cette vue dialectique a pris une grande consistance (...) Marx est un penseur du singulier tout autant que de l'universel. » 6«  La philosophie » ? p. 205

S'appuyant sur les travaux de Marx pour penser les différentes dimensions constitutives d'une théorie de la personnalité biographique, Lucien Sève élabore la catégorie d'opérateur anthropologique marxien, ensemble conceptuel cohérent d'importance majeure pour penser la formation individuelle, qu’il spécifie au moyen des six catégories suivantes : activité 7« L'activité est mise en œuvre d'un tun, c'est-à-dire d'un faire. Plus que Praxis, elle inscrit immédiatement dans l'agir une production matérielle ou spirituelle qui est à la fois production d'un objet et simultanément autoproduction du sujet dans ses rapports actifs avec les autres. » ; « L'homme » ? p. 81, note 69 ; médiation 8« Outil et signe, pris en leur sens le plus générique et dans leur étroite coopération non exclusive d'autonomie : là sont les deux modes décisifs de médiation qui confèrent leur foncière spécificité aux activités proprement humaines. » ; « L'homme » ? p. 95, note 82 ; « l’immense puissance de l’activité humaine tient non pas simplement à l’usage, en germe dans le monde animal, de l’outil qui médiatise le rapport à la nature, mais surtout au travail social, spécifiquement humain, où cette médiation a des effets sans limite. » Avec Marx, philosophie et politique p. 163 ; objectivation 9« sous le terme unique d'objectivation sont à entendre deux acceptions parentes mais distinctes de la catégorie en cause, distinction conçue mais non thématisée par Marx. En un premier sens ce terme dit une objectivation par quoi un contenu de conscience s'extériorise en représentation sociale – une phrase est dite, une démonstration est exposée, une œuvre de l'esprit est créée... L'objectivation est ainsi la source d'un monde de productions spirituelles qui le plus souvent exigent des supports matériels spécifiques mais n'en sont pas moins dans leur essence des idéalités. Mais aussi – en un sens il faut dire mais d'abord – l’objectivation est toute activité par quoi un projet productif se concrétise en réalité tangible – un donné naturel est transformé, un objet est fabriqué, une pratique est menée... Cette autre sorte d'objectivation, source du monde historico-social de notre vie concrète en toute sa variété, a des caractéristiques et des effets si puissamment spécifiques par rapport à la précédente qu'il s'impose de la nommer d'une façon qui dise à la fois sa parenté réelle et son altérité foncière. Je la dénomme quant à moi objectalisation, terme non encore reçu mais qu'accrédite déjà un usage en voie de se répandre, celui qui distingue l'objectif et l'objectal - deux idées dont la confusion sous un même mot n'est pas acceptable : l'objectif ressortit à l'idéel, l'objectal au chosal. » ; « La philosophie » ? p. 208-209 ; appropriation 10« cette catégorie dit justement l'essentiel : non pas simplement le "faire sien", comme dans l'appropriation capitaliste, prise de possession indifférente à toute autre chose que le profit privé (...) mais le "faire soi" qui est immédiatement développement de la personnalité. » ; « La philosophie » ? p. 291 ; hominisation 11« où s’intériorise en chacun-e une part singulière de cette humanité objective par une dialectique de l’externe et de l’interne sans équivalent animal et d’immense conséquence. » « l'appartenance à l'espèce Homo Sapiens lui étant donnée au départ, l'individu a à se faire membre du genre humain » ; Avec Marx, philosophie et politique p. 163 ; et aliénation 12« Non, l'aliénation n'est pas en premier un avatar de l'activité laborieuse individuelle, c'est d'abord le gigantesque clivage historico-social qu'a opéré le capitalisme entre les travailleurs directs et leurs conditions de travail – si le travailleur s'aliène dans son travail, c'est que ce travail est aliéné à la base, toute maîtrise sur ses moyens objectifs lui étant inaccessible : l'aliénation ne provient pas du dedans du travail mais du dehors des rapports de production. » ; « La philosophie » ? p. 278

Lucien Sève résume ainsi sa pensée sur l'importance qu'il accorde à cet opérateur anthropologique marxien : « Cette conceptualisation est une avancée décisive dans l’intelligence de l’humain, où s’éclairent d’un coup l’étroitesse culturelle et la malfaisance politique de sa biologisation réductrice trop souvent gagée par les neurosciences, celle aussi de l’individualisme méthodologique, négation de toute réalité sociale qui domine dans l’aire anglo-saxonne et la vision néolibérale. Faire connaître et reconnaître l’anthropologie marxienne doit devenir à mon sens une vaste bataille idéologique consciente de son capital enjeu pratique. » 13Avec Marx, philosophie et politique p. 163-164

En 1974, le psychologue soviétique Alexis Léontiev (1903-1979) remet à Lucien Sève un exemplaire de Pensée et langage, ouvrage d'un autre psychologue soviétique, Lev S. Vygotski (1896-1934), avec qui Léontiev avait travaillé. Ce sera la découverte, bouleversante pour Sève, d’une œuvre de grande portée et de forte parenté théorique dans les fondements marxistes de leurs travaux respectifs. Lucien Sève et Françoise Sève son épouse – qui traduira du russe l'essentiel des grands ouvrages de Vygotski publiés aux éditions La Dispute – contribueront amplement à faire connaître l'œuvre de ce dernier dans l'espace des recherches francophones, avec une première publication intégrale en français de Pensée et langage en 1985, par l'éditeur français Messidor-Éditions sociales.

Dès lors, Lucien Sève, en forte communauté de pensée avec les découvertes vygotskiennes, mènera ses propres recherches sur l'anthropologie théorique marxienne, la théorie de la personnalité et la science de la biographie. Il contribuera à mettre en valeur l’œuvre de Vygotski, elle-même développée par les Vygotskiens francophones 14Michel Brossard, Yves Clot, Jean-Yves Rochex... en France ; Jean-Paul Bronckart, Christiane Moro, Bernard Schneuwly... en Suisse. Ces travaux aideront à forger une conception renouvelée du sujet psychique, éclairant les modes de formation de la personnalité biographique et ses capacités à agir sur le réel, nous permettant ainsi de penser une conception plénière de la liberté – pas seulement agis, mais agissants – et d'imaginer les conditions d'un développement émancipateur, tant individuel que collectif.

Principaux ouvrages où se déploie le travail théorique de Lucien Sève dans le domaine de la personnalité biographique : Marxisme et théorie de la personnalité (lien externe) (1969) ; Pour une critique marxiste de la théorie psychanalytique (lien externe) (1973) ; Je. Sur l'individualité (lien externe)(1987) ; Qu'est-ce que la personne humaine ? (lien externe) (2006) ; « L'homme » ? (lien externe) (2008) ; Lev S. Vygotski. Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures (lien externe) (2014) ; Pour une science de la biographie. Suivi de Formes historiques d'individualité (lien externe) (2015)

(texte de présentation à venir)

Principaux ouvrages où se déploie le travail théorique de Lucien Sève dans le domaine de la dialectique matérialiste : La philosophie française contemporaine et sa genèse de 1789 à nos jours (lien externe) (1962) ; Karl Marx-Friedrich Engels. Textes sur la méthode de la science économique (lien externe) (1974)  ; Une introduction à la philosophie marxiste (lien externe) (1980) ; Structuralisme et dialectique (lien externe) (1984) ; Sciences et dialectiques de la nature (lien externe) (1998) ; Émergence, complexité et dialectique. Sur les systèmes dynamiques non-linéaires (lien externe) (2005) ; Karl Marx. Écrits philosophiques (lien externe) (2011) ; Aliénation et émancipation (lien externe) (2012) ; « La philosophie » ? (lien externe)(2014) ; Louis Althusser / Lucien Sève. Correspondance (1949-1987) (lien externe) (2018)

(texte de présentation à venir)

Principaux ouvrages où se déploie le travail théorique de Lucien Sève dans le domaine du communisme effectif : Les communistes et l'État (lien externe) (1977) ; Communisme : quel second souffle ? (lien externe) (1990) ; Commencer par les fins. La nouvelle question communiste (lien externe) (1999) ; Aliénation et émancipation. Précédé de Urgence de communisme. Suivi de Karl Marx : 82 textes du Capital sur l'aliénation (lien externe) (2012) ; Octobre 1917. Une lecture très critique de l'historiographie dominante (lien externe) (2017) ;
Louis Althusser / Lucien Sève. Correspondance (1949-1987) (lien externe) (2018) ; Capitalexit ou catastrophe. Entretiens entre Jean et Lucien Sève (lien externe) (2018) ; « Le communisme » ? (lien externe) (première partie, 2019)  ;
« Le communisme » ? (lien externe) (seconde partie, posthume, 2021).

Théoricien de la personnalité biographique, philosophe-citoyen engagé, travaillant au plus près de ce qu'il appelle la pensée Marx, Lucien Sève (1926-2020) incarne une pensée profondément ancrée dans l’histoire des luttes sociales, politiques et intellectuelles de notre temps. Son œuvre, structurée autour des thèmes de la personnalité biographique, de la dialectique matérialiste et du communisme effectif, se présente comme un ensemble de grande force théorique, capable d’inspirer aussi bien la recherche académique et scientifique que l’engagement citoyen. À travers ses écrits, Lucien Sève nous invite à repenser la condition humaine telle qu'elle n'est plus supportable aujourd'hui, prisonnière du carcan d'un capitalisme mortifère. Lucien Sève nous offre une contribution de grande portée à la pensée contemporaine de l'émancipation individuelle et collective.